Du théâtre pétillant comme du champagne

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April 17, 2015

Le Devoir
April 11, 2015
By Jérôme Delgado


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Affable, énergique, moulin à paroles, y compris dans un français qu’il maîtrise tout de même assez bien, Jacob Tierney n’a visiblement peur de rien. À 35 ans, acteur accompli et cinéaste attendu, il pourra désormais se présenter comme homme de théâtre.

Invité par le Centre Segal, Tierney s’est attaqué, pour sa première mise en scène avec des personnages en chair et en os, à un monument de la dramaturgie anglo-saxonne, Travesties (Parodies), de Tom Stoppard.

Un peu effrayé par ce baptême ? Du tout, dit celui qui a accepté avec grand plaisir l’invitation de Lisa Rubin, la directrice artistique du Segal.

« Travesties, je ne connaissais pas. Un peu, mais pas bien. C’est une redécouverte. Mais dès qu’on m’a dit Stoppard, je ne pouvais pas dire non. N’importe quoi, n’importe quel Stoppard. Quand j’ai su que c’était Travesties, j’ai dit oui, évidemment. Un gros oui », confie Tierney.

Primée d’un Tony Award en 1976, Travesties est une comédie phare de la postmodernité littéraire. Audacieux, l’auteur recycle des personnages réels et s’approprie The Importance of Being Earnest (L’importance d’être constant), d’Oscar Wilde, pièce créée à Londres en 1895.

Né en 1937 dans la défunte Tchécoslovaquie, Tom Stoppard est un auteur britannique réputé et souvent honoré, y compris aux Oscar pour le scénario de Shakespeare in Love, en 1999. Jacob Tierney ne tarit pas d’éloges à son égard. Il faut dire que l’écriture de Stoppard sied bien à son propre style verbomoteur.

« Stoppard écrit à un niveau… Il n’a pas d’égal, je dirais. Sa langue est extraordinaire, son sens de l’humour, bouleversant. Et ses ambitions sont énormes. Il s’intéresse à l’histoire, à l’art, à la littérature, toutes des choses qui m’intéressent. Mais avant tout, il aime la comédie. La même chose pour moi. J’adore faire rire, j’adore rire. C’est comme travailler avec du champagne. »

Six ans après le beau succès de The Trotsky, qui l’a révélé comme un cinéaste vif et punché, et deux semaines avant la sortie de son quatrième long métrage, Preggoland, Jacob Tierney saute donc dans l’arène du spectacle vivant, sans caméras, sans reprises, devant public. Son expérience d’acteur l’aide dans cette transition, certes, mais il assure être demeuré le même. Il nie par contre l’idée qu’il travaillerait pour les planches comme il le fait pour l’écran.

« Je fais du théâtre, je ne couperais pas ça en 80 scènes. Ce sont deux scènes. C’est comme ça que ça marche. Un long plan-séquence ? Non, je ne veux pas faire L’arche russe [le film à un seul plan d’Alexander Sokourov]. Ça ne m’intéresse pas », dit-il, avant d’admettre que les déplacements latéraux du décor correspondent à des mouvements de caméra.

Autrement, signale le fils du producteur Kevin Tierney, les défis sont identiques. Raconter une histoire, faire vibrer la langue, assumer les anachronismes (comme dans The Trotsky), jongler avec des personnages réels.

Dada, Joyce, Lénine et cie

Dans Travesties, le personnage central, un consul britannique vieillissant, réunit, à travers ses souvenirs (et son imaginaire), James Joyce, Tristan Tzara et Lénine, à une époque pleine de bouleversements.

Le gros de la pièce se déroule en 1917, dans un salon dominé par une impressionnante bibliothèque. Avec ironie et absurdité, Stoppard fait du mensonge son thème principal. Le consul se donne le beau rôle.

Tout ça à travers un flux de paroles, avec des échanges en russe, en français, en italien, en allemand, en espagnol. Paroles qu’il faudra boire, comme du champagne.

« Les personnages n’arrêtent pas de boire, note Tierney. En fait, ça parle, ça boit, ça chante. On a un strip-tease, on a de la poésie, on a tout. C’est un vaudeville. Ce que j’adore de cette pièce, c’est que c’est toute une farce. »

Et c’est audacieux à l’image d’un passage où quatre personnages récitent un limerick de quatre pages. Propre à la littérature anglo-saxonne, un limerick est un poème humoristique, souvent grivois et toujours très saccadé.

Pour bien saisir tous ces mots, le metteur en scène avertit le public francophone : il faut bien maîtriser la langue de Stoppard — et de Shakespeare, de Joyce, de Wilde, de Robbie Burns, de Gilbert et Sullivan, tous cités dans la pièce.

« Honnêtement, dit-il, avec Stoppard, il faut comprendre la langue. It’s so serious. Je connais des anglophones très intelligents qui [fuient]. Moi, j’adore. »

C’est Greg Ellwand, l’acteur qui incarne Henry Carr, le personnage du consul, qui a eu le plus de travail. Il parle tout le temps, à ce qu’il paraît. Ceux qui personnifient Lénine et sa femme, Daniel Lillford et Ellen David, auront eu à mémoriser du russe, phonétiquement. « Comme Dimitri [Marine, à la conception sonore] est russe, il a pu les aider », précise encore Tierney.

Jacob Tierney n’a aucune idée du jour où il reviendra à la mise en scène au théâtre. Mais il sait qu’il en a eu la piqûre.

« Je suis tellement content d’avoir eu cette occasion. Même si les gens n’aiment pas, au moins j’aurai essayé. J’ai fait quelque chose qui m’a plu, qui a plu aux comédiens. On s’amuse, on rit beaucoup, on discute sur le texte. Il n’y a rien que je n’aime pas. »

D’autant plus si ça venait avec du champagne.

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