Mon fantôme d’amour (Le Devoir)

  • Print
  • More

August 10, 2015

Le Devoir
By Marie Labrecque
August 9, 2015


Read the article

Connaissez-vous le dibbouk ? Signifiant « coller » en hébreu, ce terme désigne une âme perdue qui n’a pas trouvé la paix, et qui se réfugie donc à l’intérieur du corps d’un être humain. C’est l’une des histoires du folklore juif qu’a recueillies Shalom Anski lors de ses longs périples ethnographiques en Europe de l’Est, au début du XXe siècle.

Désirant conserver une trace écrite de ces récits traditionnels, l’auteur d’origine russe les a réunis dans une pièce, The Dybbuk, qui est depuis devenue l’oeuvre la plus jouée du répertoire théâtral yiddish. Afin de célébrer le centenaire de cette création, le Théâtre Yiddish Dora Wasserman (TYDW) monte le texte, en version originale surtitrée en français et en anglais, sous la gouverne dedeux femmes, Rachelle Glait et Bryna Wasserman.

Oubliez L’exorciste et les intrigues de possession démoniaque imaginées par Hollywood (qui a d’ailleurs récemment récupéré ce mythe pour en tirer un médiocre film d’horreur). The Dybbuk est d’abord l’histoire d’une passion existant par-delà la mort. Ici, la possession devient « l’ultime expression de l’amour » qu’éprouve un jeune mystique décédé brusquement pour sa bien-aimée, qui refuse d’ailleurs que l’esprit envahisseur quitte son corps.

Bryna Wasserman compare la pièce à un Roméo et Juliette de la littérature yiddish. « À la fin, le couple est réuni dans la mort. » The Dybbuk campe un univers surnaturel où la frontière entre le monde des vivants et celui des morts n’est pas très étanche : un défunt y est même convoqué à comparaître à un procès !

C’est aussi une fable morale où Anski traite d’une question éthique et montre comment l’ordre de l’univers se dérègle lorsqu’on ne tient pas parole. La possession survient lorsqu’un homme fortuné tente de marier sa fille, qui avait été promise dès sa naissance à un autre, à un prétendant plus riche. Le fiancé légitime se plonge alors dans une zone qui lui est interdite : la kabbale, la pratique mystique juive. Un niveau de compréhension « hallucinatoire » en principe défendu aux moins de 40 ans.

Si The Dybbuk résonne autant dans la culture juive (la pièce fut un grand succès dès le début), c’est aussi parce que l’oeuvre illustre la volonté de survie d’un peuple alors dispersé. Le dibbouk qui s’accroche de toutes ses forces au corps possédé devient une allégorie de la situation de la diaspora juive, explique Bryna Wasserman. « Anski, qui avait vécu les pogroms et la Révolution russe, dit ceci à son époque : ça va être difficile, onva devoir lutter, mais on ne va jamais partir. »

Conte pour tous

Mais le duo de charmantes metteures en scène insiste : bien que conservé dans son cadre d’époque, The Dybbuk n’est pas une production « muséale » figée dans le temps, mais un spectacle mis en valeur pour le spectateur contemporain — de toutes confessions. Pour elles, la pièce d’Anski est un classique « pertinent sur tant de plans » qui, à la façon d’un Shakespeare ou d’un Molière, peut soutenir différentes versions.

En 1998, Bryna Wasserman avait déjà mis en scène le texte au Centre Segal, alors que Rachelle Glait y jouait la jeune première. Aujourd’hui, cette dernière définit ainsi leurs rôles respectifs : elle a choisi et guide les acteurs — dont certains sont des débutants — tout en s’occupant des détails, tandis que sa comparse, qui réside à New York, où elle dirige le National Yiddish Theatre Folksbiene, est la « visionnaire ».

Créé dans la Grosse Pomme en juin, sur une musique du Montréalais Josh Dolgin, alias Socalled, leur spectacle se veut moins traditionnel que le précédent et affiche une couleur très expressionniste. L’équipe de création a faitbeaucoup de recherches afin d’accéder au sens profond de la pièce. « Et je pense que c’est ce qui la rend acceptable pour un public contemporain, avance Bryna Wasserman. C’est très fidèle aux mots, à l’époque, à la dimension religieuse, mais c’est aussi ouvert à une interprétation psychologique. »

Et les metteures en scène sont bien placées pour réfléchir au point de vue de Laya, cette jeune femme « captive de la tradition ». Rachelle Glait note ainsi que la possession débute alors que Lea s’apprête à devoir épouser un homme imposé par son père. « Il y a eu des femmes qui ont simulé [être possédée par un dibbouk] afin d’éviter un mariage. »

En fait, des récits de possession auraient été rapportés jusqu’à notre époque. La créatrice cite en riant un cas récent où « un rabbin en Israël a même essayé de faire un exorcisme sur quelqu’un en Amérique du Sud, via Skype… »

Langue menacée

The Dybbuk offre l’occasion d’admirer une autre entité revenue d’entre les morts, en quelque sorte : le yiddish. « C’est de la poésie, la langue est magnifique », dit Rachelle Glait, qui ajoute que certains jeunes acteurs ne parlant pas yiddish l’ont appris juste pour la pièce.

Plus ancien théâtre yiddish au Canada, la compagnie fondée en 1958 par Dora Wasserman reste fidèle à cette langue. Sa fille Bryna, qui en est désormais directrice artistique, parle d’un équilibre entre le refus de faire des compromis afin de conserver sa culture — « et où peut-on comprendre ça mieux qu’ici, au Québec ? » — et la nécessité de construire des ponts avec d’autres cultures. La troupe a déjà présenté Les belles-soeurs en yiddish. « Michel Tremblay a dit que c’était l’une de ses productions favorites », rappelle fièrement Bryna Wasserman.

Langue privée de pays à elle, le yiddish est menacé d’extinction. L’ancien outil de communication de la diaspora juive d’Europe « n’est pas mort d’une mort naturelle, mais à cause de la Shoah, ajoute la metteure en scène. Pourtant, il y a toujours des études yiddish dans les universités, et des jeunes gens à travers le monde sont fascinés par l’essence de la langue. La joie et les larmes de sa culture sont contenues dans la langue même. Et en parlant yiddish sur scène, on espère jouer un rôle important qui va au-delà du théâtre. »

Box Office
514-739-7944