Waiting for the Barbarians : une joie dangereuse

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February 4, 2013

La Presse
February 4, 2013
By Daniel Lemay


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«Je me suis constitué opposant au régime. Comme est en droit de le faire un homme libre. Mais c'est une joie dangereuse...»

Le Magistrat, narrateur de la pièce Waiting for the Barbarians, sait sa joie dangereuse parce que l'Empire qu'il a longtemps servi ne tolère aucune opposition - les empires ont cette tendance - et que la sienne va lui coûter. Cher.

Joie dangereuse aussi que celle du spectateur de cette pièce présentée au Centre Segal des Arts de la scène, en collaboration avec une compagnie du Cap en Afrique du Sud.

Ici, la joie du spectateur vient du danger même qu'il accepte d'affronter en se constituant partie prenante d'une création au contenu dense et au déploiement scénique parfois déroutant, très exigeante pour l'esprit et le coeur.

En adaptant à la scène le roman philosophique de J.M. Coetzee, l'homme de théâtre Alexandre Marine provoquait la rencontre entre l'esthétique russe dont il est l'héritier, toute orientée vers la vérité intérieure, et la dynamique théâtrale sud-africaine faite de mouvements d'ensemble et d'explosions rythmiques.

Le spectateur (ou le journaliste) moyen ne détient pas tous les codes d'accès au sens de ces évolutions mais, cette création le prouve, peut trouver plaisir même hors de sa «zone de confort», là où les circonstances et les motifs apparaissent toujours clairement.

Et où la langue ne pose pas de difficultés, contrairement au cas présent où le propos est véhiculé par l'anglais de l'Afrique du Sud, influencé par l'afrikaans, le swazi ou une autre des 11 langues officielles du pays (aucun des 8 comédiens n'a le même accent). Joie dangereuse de ne pas tout comprendre... Les mots, leur sens, réel ou suggéré.

L'ennemi désigné

Jusque-là, le Magistrat (Grant Swanby) vivait tranquille dans sa petite ville frontalière, blotti entre sa sécurité de serviteur de l'Empire et les voluptueuses bontés de Zoé, sa prostituée préférée.

Puis arrivent le Colonel Joll et ses troupes du Troisième Bureau pour mater les «Barbares» qui se prépareraient, surprise pour le Magistrat!, à lancer une attaque contre l'Empire, toujours prompt à se désigner un ennemi.

Les méthodes du Colonel, joué aux limites de la caricature par Nicolas Pauling, sont vieilles comme les empires: attaques «préventives», arrestations massives, torture.

Longtemps, toutefois, le combat du Magistrat semble se dérouler au seul niveau de ses pulsions d'homme: Zoé ou cette Barbare, victime du Colonel, laide et à moitié aveugle qu'il héberge et dont il se voit devenir amoureux?

Cynisme touchant

J.M. Coetzee n'a jamais situé en Afrique du Sud l'action de Waiting for the Barbarians, écrit en 1980, en plein apartheid.

Dans la pièce, toutefois, la jeune Barbare (Chuma Sopotela) est une Noire et les représentants de l'Empire sont des Blancs. Dans la production originale du Cap, la prostituée était aussi une Noire, mais la comédienne qui jouait le rôle n'ayant pu obtenir de visa, on l'a remplacée ici par une comédienne blanche. Et on peut se demander si ce changement a sur la pièce un impact autre qu'esthétique.

Quoi qu'il en soit, Alexandre Marine a peu laissé à l'imagination dans les scènes où Zoé pratique son métier - la Montréalaise Kimberley Ann Laferrière se tire bien d'affaire - et a dû faire intervenir l'humour comme soupape.

Sopotela, elle, exploite sa formation de danseuse et amène cette pièce sensuelle et violente à ses plus beaux moments quand elle prête son corps à des évocations oniriques d'une grande puissance.

Le Magistrat, c'était écrit, se met à mal avec l'Empire - «Trahison» - et croit pouvoir plaider sa cause dans un procès, une illusion qui provoque chez Joll le plus touchant cynisme. Devenu victime à son tour, le Magistrat n'en récolte pas pour autant la sympathie du spectateur, contrairement aux personnages de théâtre qui s'insurgent contre le Mal.

C'est que le Magistrat, entre l'Empire et ses ennemis supposés, se dit le seul à ne pas compter par les barbares... Joie dangereuse.

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